15

L’HIVER s’étira. Une épaisse couche de neige recouvrait le Domaine d’Ardaïs. Ce fut pour Jaelle un précieux interlude, une période à part, distincte de sa vie passée et à venir. Pour la première fois depuis qu’elle avait eu treize ans, elle vivait entourée de femmes ordinaires. Elle portait des vêtements de femme, partageait la vie de la famille et passait ses journées avec des femmes dont la vie n’était pas régie par le Serment des Amazones, fait de liberté et de renoncement.

Elle avait goûté à cette vie lorsqu’elle avait quinze ans. Mais brièvement et à contrecœur. Rohana avait insisté pour qu’elle connaisse la vie à laquelle elle était sur le point de renoncer, avant que ce renoncement ne devienne irrévocable.

Mais j’étais trop jeune. Je n’avais pas une vision nette de la situation.

Et maintenant, il est trop tard. Tous les forgerons des forges de Zandru ne peuvent reconstituer un œuf brisé, ni remettre un poussin éclos dans sa coquille. Je ne pourrai jamais, jamais être des leurs, plus maintenant.

Je ne crois pas en avoir envie. Mais je n’en suis pas sûre, plus maintenant…

Et il y avait le Terrien, son amant…

Comme toute jeune femme sous l’emprise de sa première aventure amoureuse sérieuse, Jaelle avait l’impression que Peter remplissait son horizon tout entier. La Maison de la Guilde et la vie qu’on y menait lui semblaient très lointaines. Elle savait que ce n’était qu’une trêve, que cela aurait forcément une fin, mais elle s’efforçait de vivre entièrement dans le présent, sans revenir sur le passé, sans envisager l’avenir. En savourant simplement chaque moment qui passait.

Parfois, cependant, elle s’éveillait dans la nuit, étroitement serrée entre les bras de son amant et se rendant compte qu’elle ne savait plus ni ce qu’elle faisait, ni qui elle était, ni ce qui les attendait tous les deux. Aucune des mille et une incertitudes qui la rongeaient, ne trouvait de réponse verbale. La jeune femme ne posait même pas de questions. Elle se tournait alors vers Peter en désespoir de cause, se serrait contre lui et lui demandait la seule chose dont elle pouvait être sûre, l’unique certitude qu’ils partageaient. Elle avait cessé de prendre des précautions. Elle ne se souciait plus de cacher ce qu’il y avait entre eux. Elle savait que tôt ou tard, cela les précipiterait dans un drame, mais sentait d’une façon indéfinissable que cela même la soulagerait de cette terrible incertitude.

Et puis, une nuit, en s’éveillant, elle entendit près des tours, le doux ruissellement de la pluie, le goutte à goutte de la neige en train de fondre. Elle comprit que le dégel de printemps avait commencé. Désormais, la réalité allait de nouveau s’abattre sur leur solitude enchantée. Elle ne parvenait pas à deviner s’il en resterait quoi que ce soit. Elle n’osa pas pleurer, de peur d’éveiller Peter. Elle savait qu’il n’aurait qu’une seule consolation à lui offrir, et désormais, cela même ne lui était plus d’aucun réconfort, face au sentiment de l’inéluctable.

Quand j’ai prêté le Serment des Amazones, je croyais avoir mis tous les hommes dans l’impossibilité de me réduire à l’esclavage. Et pourtant me voici, liée par des chaînes que j’ai forgées moi-même ! Que puis-je faire ? Oh ! Déesse Miséricordieuse, que vais-je faire ?

Lorsque le soleil se leva, rouge et comme ruisselant, derrière le voile de brume, elle avait tant bien que mal recouvré son calme et put discuter avec sérénité de leur départ imminent.

— Je dois me couper les cheveux. Ils sont devenus trop longs, ici.

Peter s’approcha et passa une main dans les mèches soyeuses qui lui tombaient maintenant jusque dans le dos.

— Il le faut vraiment ? C’est si joli.

— Rien dans le serment ne m’y oblige, reconnut-elle. C’est une coutume, rien de plus. Pour montrer, quand on travaille avec des hommes, qu’on ne cherche pas à les séduire par des artifices féminins.

Peter l’entoura de ses bras et la serra contre lui.

— Faut-il nous séparer, mon amour ? Je sais que tu as promis de ne pas te marier, mais… n’y a-t-il aucun moyen, aucun, pour que tu puisses rester avec moi ? Je ne peux pas supporter de te laisser partir. Tu veux vraiment me quitter si vite ?

— Je peux vivre avec toi en union libre pendant un certain temps, si tu le désires, répondit-elle, le cœur battant à coups sourds.

— Jaelle, ma bien-aimée as-tu besoin de demander si je le désire ?

Il la serra si fort qu’il lui fit mal, mais elle se réjouit presque de la douleur.

En suis-je arrivée là ? pensa-t-elle avec mélancolie.

— Ne coupe pas tes cheveux, supplia Peter en caressant les boucles qu’elle avait sur la nuque.

Elle lui sourit et soupira.

— D’accord.

Il ignorait, et Jaelle ne voulut pas le lui dire, que les Amazones Libres qui choisissaient de vivre pendant un certain temps en union libre avec un amant, ne coupaient pas leurs cheveux. Selon l’usage, les cheveux courts indiquaient chez une Amazone qu’elle avait fait vœu de célibat.

Jaelle fut habillée et prête avant Peter. Comme ils prenaient grand soin de descendre séparément au rez-de-chaussée, elle prit l’escalier menant à la salle du petit déjeuner. Le soleil éclatant qui pénétrait à flots par les fenêtres aux ogives de pierre, lui aurait fait plaisir en toute occasion, après tant de journées sombres. Mais à présent, cela signifiait uniquement la fin d’un intermède qui ne se reproduirait jamais. Elle pourrait rester avec Peter, mais ils ne connaîtraient plus jamais un isolement aussi total, une telle absorption réciproque. Le monde extérieur s’interposerait ; il y aurait un autre travail, d’autres engagements. Et la jeune femme se désolait de la fin de leur brève lune de miel.

Une main se posa sur son poignet et la retint. Croyant après un bref coup d’œil, que Peter s’était hâté de la suivre, elle sourit. Mais son sourire s’effaça lorsqu’elle s’aperçut que la main avait six doigts et reconnut au même instant la voix de son cousin Kyril. Si semblables et si différents…

— Toute seule, chiya ? Tu t’es querellée avec ton amant roturier ? Je devrais faire un remplaçant acceptable pour te consoler, tu ne crois pas ? Ou bien t’es-tu rabattue sur lui parce que tu regrettais amèrement de m’avoir repoussé, quand nous étions plus jeunes ?

Elle ôta la main de Kyril de son bras, comme elle l’aurait fait d’un insecte rampant.

— Cousin, dit-elle, nous allons tous partir d’ici très bientôt. Par égard pour Rohana, restons amis pendant le peu de temps qui reste. Je regrette toutes nos querelles quand nous n’étions guère plus que des enfants, encore. Ne me tourmente pas en les évoquant maintenant que nous sommes adultes.

Kyril l’attira contre lui dans un simulacre d’étreinte fraternelle et pressa brutalement sa joue contre la sienne.

— Rien n’est plus éloigné de ma pensée que de me quereller avec toi maintenant, Jaelle.

Choquée et furieuse, elle se dégagea de ses bras.

— Voilà qui est indigne de toi, Kyril. Je suis ta parente et l’invitée de ta mère. Ne m’oblige pas à être grossière avec toi !

— Ta conduite est-elle donc si vertueuse ? insista-t-il. Alors que tu couvres toute la famille de honte avec ce bâtard venu de nulle part ?

Jaelle réussit non sans mal à garder son sang-froid.

— Si c’est vraiment un enfant illégitime du clan Ardaïs, répliqua-t-elle alors, ce sont les écarts de conduite de ses parents qu’il faut blâmer, ce n’est pas sa faute. Tu es né Comyn et tu es un enfant légitime, sans y être pour quoi que ce soit. Quant à ma conduite, je te le dis pour la dernière fois, Kyril, je n’ai de compte à rendre à personne, sur mes actes, ni à toi, ni à aucun homme vivant !

Kyril empoigna la jeune femme par les bras. Ses doigts s’enfoncèrent cruellement dans la chair tendre. Par ce contact, son don de laran à l’état brut lui fit prendre conscience de la frustration, de la colère et du désir de Kyril. Ce don qu’elle ne pouvait contrôler, s’imposait involontairement à elle dans les moments d’intense émotion. Il la voulait, crûment, sexuellement, avec une sorte d’intense hostilité d’homme à l’égard des femmes, qu’elle n’avait jamais rencontrée depuis… Incrédule, elle rapprocha cet état émotif de ce qu’elle avait parfois perçu, sans le comprendre, entre son père et ses femmes et cela lui donna une véritable nausée. Elle repoussa son cousin sans essayer de dissimuler son dégoût.

— Kyril, je ne veux pas te blesser sous le toit de ta mère, où je suis invitée, dit-elle d’une voix tremblante. Mais tu sais depuis l’époque de nos quinze ans qu’il est impossible de… impossible de violer une Amazone Libre entraînée à se défendre. Ne pose plus les mains sur moi, Kyril, sinon… sinon je serai forcée de te le prouver à nouveau, comme je l’ai fait alors.

Honteuse et révoltée contre elle-même, Jaelle se rendit compte qu’elle était en train de pleurer.

Quand nous avions tous les deux quinze ans, Kyril n’avait probablement pas l’intention de me faire le moindre mal. C’était un jeu pour lui, un jeu d’adolescent orgueilleux : quelques baisers et quelques caresses, uniquement pour se poser en homme et prouver qu’il était mon maître. Mais je n’ai pas voulu entrer dans son jeu, à l’époque. Je l’ai blessé dans son amour-propre, plus qu’il ne pouvait le supporter, et je m’en suis fait un ennemi. Il est toujours mon ennemi.

— Sale putain ! lui lança-t-il.

Il avait une expression affreuse. D’autant plus terrifiante que son visage semblait être une caricature horriblement cruelle de celui de son amant.

— De quel droit te livres-tu à la débauche avec cet étranger et te détournes-tu de moi ensuite, comme une dame vertueuse ? De quel droit me refuses-tu ce que tu lui donnes si volontiers à lui ?

— Tu oses parler de droits ? (Les larmes de Jaelle firent place à une flambée de colère.) De droits ? Mes amants, je les choisis, Kyril. Et d’ailleurs, de quel droit te plains-tu de ne pas avoir été choisi par moi ? Je n’ai pas voulu de toi lorsque tu n’étais qu’un gamin de quinze ans arrogant qui brutalisait la fille adoptive de sa mère et je ne veux pas davantage de toi maintenant que tu es devenu un… (elle retint l’obscénité qu’elle avait sur le bout de la langue)… indigne de Rohana !

Elle lui tourna le dos et hâta le pas en direction de la salle du petit déjeuner, sachant qu’il n’oserait pas faire ce genre de scène en présence de Dom Gabriel. Elle ne raffolait pas du mari de Rohana, mais elle savait que cet homme intègre ne tolérerait pas qu’on insulte une femme et une invitée à sa propre table.

Mais Kyril était sur ses talons. Il l’empoigna par-derrière et ses doigts s’enfoncèrent dans les contusions qu’il lui avait infligées ; sous la douleur, Jaelle poussa un cri.

— Comment oses-tu parler de ma mère et de ton respect pour elle ? Cela ne t’a pas empêchée de te conduire comme digne fille de joie sous son toit ! Est-ce que mon père sait que tu as couvert ta famille de honte en te jetant ostensiblement dans le lit de cet étranger ? S’il l’ignore, ma fille, je te promets qu’il va le savoir tout de suite. Et alors, ton précieux amant devra rendre compte au Seigneur Ardaïs en personne de la façon dont il a traité sa nièce !

— Je ne suis pas la pupille de ton père, dit-elle. Je suis une Amazone Libre et seule responsable de mes actes, selon la loi.

Une fois de plus, avec cette effrayante conscience du laran, elle sentit qu’il éprouvait du plaisir… un plaisir actif et sexuel… dans la souffrance que ses mains lui infligeaient meurtrissant ses bras, et dans ses sanglots incontrôlables. Elle lutta de toutes ses forces pour se ressaisir… se refusant, absolument, à alimenter cette chose malsaine en lui qui se complaisait à la voir souffrir.

— Que t’a fait Piedro, Kyril, pour que tu veuilles lui nuire à ce point ? dit-elle, en respirant avec peine, mais d’une voix calme et posée. Pourquoi fais-tu cela ? Je croyais que tu étais son ami !

— Cela n’a rien à voir avec Piedro, répondit Kyril, haletant, lui aussi. C’est un homme. Mais vous vous croyez affranchies de toutes les règles destinées aux femmes, maudites putains d’Amazones, vous croyez que vous pouvez jouer aux femmes chastes et ensuite, vous livrer à la débauche quand cela vous convient, afficher vos amants… Que Zandru me fouette avec des scorpions, mais je vais t’apprendre qu’on ne peut pas traiter les hommes de cette façon.

Elle se dégagea brusquement, lui tourna le dos et entra précipitamment dans la salle du petit déjeuner. Elle tremblait si violemment qu’elle dut s’appuyer un moment contre le chambranle de la porte. Son cœur battait à grands coups et le haut de ses bras meurtris, à l’endroit où Kyril l’avait agrippée, était endolori et parcouru d’élancements. Magda était déjà assise à sa place. Jaelle vint se laisser tomber sur un siège à côté d’elle, en se lissant nerveusement les cheveux. La Terrienne sentit instantanément qu’il était arrivé quelque chose à son amie ; elle tendit la main sous la table et prit celle de Jaelle.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? chuchota-t-elle. Tu as pleuré…

Jaelle se cramponna à la main de son amie, mais elle ne parvint pas à maîtriser suffisamment sa voix pour répondre. Tous les hommes nous haïssent-ils de cette façon ? Se peut-il vraiment que tous les hommes nous haïssent à ce point ?

Kyril était entré dans la pièce derrière elle.

— Père !… s’écria-t-il en lançant un regard furibond à sa cousine.

— Plus tard, mon fils, intervint Rohana. Ton père est extrêmement occupé.

De fait, Dom Gabriel qui avait l’air en colère et bouleversé, braquait un regard courroucé sur l’intendant qui gérait son domaine.

— Non, sacrebleu, je ne veux pas de ça !

— Maître, un voleur est un voleur, qu’il vole des pièces de cuivre ou des noix de sarm !

— Par la Grâce d’Avarra, mon ami ! lança Dom Gabriel avec irritation, est-ce que tu essayes sérieusement de me dire que je devrais pendre un homme affamé qui vole quelques boisseaux de noix pour nourrir ses fils afin qu’en grandissant, ils deviennent mes fidèles serviteurs ?

— S’ils volent des noix à une époque de l’année, Dom Gabriel, ils voleront jusqu’aux arbres eux-mêmes, la suivante !

— Alors, marque les arbres que tu destines à l’abattage, fais savoir que tout homme qui touchera à un arbre marqué, recevra une bonne volée de bâton et ferme les yeux quand ils ramassent du petit bois par terre. S’ils l’emportent pour le brûler dans leur âtre, il n’y en aura plus pour alimenter un feu de forêt, l’année suivante ! La dernière fois que le feu a détruit une région, cela nous a coûté six mois de bénéfices sur les résines ! Mais plus de pendaisons, tu m’entends ? Sinon, tu iras leur tenir compagnie sur la potence !

— Vous feriez aussi bien de placer un écriteau à la lisière de vos forêts, Seigneur, grommela l’homme. « Ouvert à tous les voleurs des Hellers. Venez vous servir ! »

— Ne sois pas idiot, Geremy, dit le Seigneur d’Ardaïs. Aucun homme ne peut posséder une forêt ! Mes ancêtres ont dirigé l’exploitation du bois pendant des siècles et comme ils ont eu l’intelligence de fabriquer de la résine et de la peinture, et de faire le commerce du soufre avec les Villes Sèches pour fabriquer de la pâte à papier, nous nous sommes enrichis avec les forêts que nous n’avions pas plantées ! Mais si je suis devenu riche, c’est avec l’aide des hommes qui vivent là-bas et ceux-ci ont le droit de se nourrir avec le fruit des arbres, de chauffer leurs pauvres foyers avec le bois des arbres ! Les Dieux détestent les hommes cupides. Et quand je deviendrai assez cupide pour croire que je possède les arbres eux-mêmes et le fruit des arbres, alors ce ne sera plus qu’une question de temps avant que ces hommes ne se fassent justice et ne m’apprennent la juste mesure de l’ambition !

— Oui, mais Monseigneur…

Jaelle regarda Dom Gabriel et fut saisie d’un léger frisson. Le visage de son oncle était assombri par la colère et elle s’aperçut que ses mains tremblaient. Cela lui rappela vaguement, mais de façon terrifiante, ce qu’elle avait décelé en Kyril.

— Plus un mot, sacredieu ! hurla-t-il à l’intendant. Si tu veux travailler pour un bandit et t’enrichir, va demander à Rumal di Scarp s’il a besoin d’un coridom !

— Bien dit, Gabriel, approuva doucement Rohana en tendant la main pour effleurer la manche de son mari. Mais calme-toi. Personne ne discute tes ordres. Nous sommes tous d’accord sur cette affaire, je crois. (Elle regarda fixement l’intendant.) N’est-ce pas, Geremy ?

— Oui, Madame, certainement ! dit l’homme qui bafouillait presque.

Pourquoi Rohana fait-elle toujours tant d’efforts pour apaiser son mari ! se demanda Jaelle. S’il hurlait comme ça à ma table, je crierais aussi fort que lui – oui, et je lui rendrais coup pour coup, aussi !

Magda vit Peter s’asseoir discrètement à sa place – il était entré pendant que Dom Gabriel parlait – et lorsque leurs regards se croisèrent, elle sut ce qu’il pensait. Bien peu de Terriens avaient l’occasion de s’asseoir à la table d’un des seigneurs Comyn et de l’entendre exposer ses décisions. Elle savait que Peter était en train de prendre des notes pour faire un rapport à Thendara. Elle en faisait autant, à sa façon. Mais ce rapport, le remettra-t-elle jamais ?

L’intendant avait changé de sujet et soulevé une autre question : comment marquer les arbres destinés à être abattus alors que la fonte des neiges s’était accentuée et que les fers de hache et les scies se raréfiaient depuis quelques années ?

Gabriel se tourna vers Peter.

— Vous avez vécu à Thendara. Que savez-vous sur les Terriens ?

Peter se figea sur place et vit Dame Rohana lever un regard vigilant vers son mari, mais la question était de toute évidence innocente.

— Je n’en sais pas davantage que n’importe quel homme de la rue, répondit Peter.

— Pouvez-vous me confirmer une rumeur ? J’ai entendu dire que lorsqu’ils étaient ici dans les Hellers, plus loin, près d’Aldaran, les Terriens faisaient le commerce de métaux étrangers. Que ces métaux originaires d’autres planètes étaient plus résistants que nos alliages et avaient un tranchant plus durable. Est-ce exact ou n’est-ce encore qu’une histoire comme celles des hommes dotés d’ailes en guise de mains et de pots sur la tête pour respirer ?

— Je n’ai jamais vu d’homme avec des ailes en guise de mains et je n’en ai pas encore vu non plus avec des pots en guise de tête, répondit franchement Peter, mais quand j’étais enfant, j’ai vécu à Caer Donn et j’ai vu ce métal venu d’autres planètes. C’est un bon matériau solide. On peut le commercialiser sous forme de barres pour le travail à la forge et comme outils façonnés, et ces outils sont probablement supérieurs à ce que nos forgerons peuvent fabriquer.

— Rohana, tu sièges au Conseil, dit le Seigneur d’Ardaïs d’un ton récriminateur. Peut-être peux-tu m’expliquer pourquoi cet âne bâté de Lorill a interdit un tel commerce ?

Rohana lui répondit d’un ton conciliant que cet embargo sur le commerce n’était que temporaire, elle en était persuadée, et que le Seigneur Hastur désirait seulement voir le Conseil examiner ce qui résulterait de la dépendance de leur civilisation vis-à-vis de ressources qui n’étaient pas naturelles à leur planète.

Kyril lui coupa la parole.

— Puis-je parler, maintenant ? J’ai une plainte sérieuse à formuler à propos d’un abus d’hospitalité… et d’une atteinte à la pudeur ! Cet homme issu de nulle part, ce zéro, a abusé de notre hospitalité…

— Kyril ! intervint Rohana d’une voix cassante, je ne te permets pas d’ennuyer ton père avec de telles vétilles ! Si tu as quelque chose à dire, alors tu peux…

— Ce n’est pas à toi que je m’adresse, Mère, dit Kyril en la toisant avec colère. Laisse mon père parler. Je suis las de t’entendre le ravaler à un rôle insignifiant dans sa propre maison ! Père, est-ce toi qui diriges cette maison ou ma mère ?

Dom Gabriel se tourna vers eux et son visage rougit sous l’emprise d’une colère qui fit trembler Jaelle.

— Je veux bien entendre ce que tu as à dire, fit-il. Mais je ne tolérerai pas la moindre insolence envers ta mère, mon fils !

— Ma mère a manqué à son devoir, d’ailleurs, car elle s’est montrée impuissante – ou peu disposée – à maintenir l’ordre et la décence sous ce toit ! Ou bien ignorez-vous que Jaelle a été séduite par ce parvenu qui s’appelle Piedro et qu’elle partage sa couche depuis la nuit du solstice d’hiver ?

Jaelle se raidit, serrant les poings, en proie à un mélange de rage et de détresse. Elle sentit la main de Magda se refermer doucement sur les siennes et perçut le mélange d’effroi et de terreur de son amie, tandis que le visage empourpré de Dom Gabriel, ivre de fureur, se tournait vers elle. Ses yeux à demi fermés louchaient. Sa bouche était tordue.

— Est-ce exact ? hurla-t-il. Jaelle, qu’as-tu à dire pour ta défense, ma fille ?

La jeune femme, en colère, s’apprêta à riposter.

— Mon oncle, je ne suis pas votre filleule !… commença-t-elle à dire.

— Jaelle, je t’en prie…, l’implora Rohana à voix basse, presque à l’agonie. Jaelle, je t’en prie…

La crainte désespérée qui perçait dans la voix de sa tante toucha la jeune femme.

— Tout ce que je peux dire, continua-t-elle plus gentiment qu’elle n’en avait eu l’intention, c’est que je suis tout à fait désolée de vous offenser. Je n’en ai pas eu le désir…

Elle se mordit les lèvres et baissa le nez sur l’assiette qui était en face d’elle, heurtant son pain avec des mains tremblantes, luttant pour ne pas en dire davantage. Le bref regard de gratitude que lui lança Rohana, la récompensa largement. Mais rien ne pouvait plus calmer Dom Gabriel, à présent.

— Est-ce exact ? vociféra-t-il. As-tu provoqué un scandale ici, dans ma maison, avec tes aventures amoureuses ?

Elle avala sa salive avec difficulté, leva les yeux et regarda son oncle bien en face.

— Il n’y aura pas de scandale, mon oncle, à moins que vous ne le provoquiez vous-même ! dit-elle clairement.

Gabriel se retourna contre Rohana en se levant de son siège, puis se tourna avec fureur vers l’une et l’autre, tour à tour.

— Que dites-vous de ça, Madame ? Le saviez-vous et n’en avez-vous rien dit ? Avez-vous permis à votre impudente filleule de se livrer à la débauche pendant qu’elle est sous votre responsabilité ? Qu’avez-vous à dire à ce sujet ? Répondez-moi ! Répondez-moi, Rohana ! rugit-il.

Rohana était devenue d’une pâleur mortelle.

— Gabriel, dit-elle à voix basse, Jaelle n’est plus une enfant. Elle a prêté le Serment des Amazones Libres et d’après la loi, ni toi, ni moi, ne sommes responsables de ce qu’elle peut faire, sous ce toit ou sous un autre. Je t’en supplie, calme-toi, assieds-toi et finis ton petit déjeuner.

— Ne me parle pas de cette loi immonde ! hurla-t-il d’une voix grinçante.

Son visage était si crispé, si congestionné par la fureur que Magda se demanda s’il n’allait pas avoir une attaque.

— Jaelle est de caste Comyn ! Je t’ai défendu de la laisser se joindre à ces femelles scandaleuses, et maintenant, tu vois ce que tu as fait ? Une femme de ton clan, séduite et abusée…

Il alla jusqu’à lever le bras, comme pour frapper sa femme.

Jaelle, saisie d’horreur, se leva d’un bond.

— Mon oncle ! Rohana n’est pas à blâmer, quoi que j’aie pu faire ! Si vous devez hurler et vous emporter comme un fou, criez du moins après moi ! dit-elle en colère. Je suis une femme faite et je connais assez bien la loi pour gérer mes propres affaires.

— La loi, la loi… ne me parle pas de la loi ! vociféra Dom Gabriel, hors de lui. Aucune femme n’est capable de gérer ses affaires et peu importe ce que tu… la loi…

Il lutta pour parler, comme si sa gorge était étranglée par la fureur et bloquée ; il émit quelques paroles incohérentes, puis serra les poings, chancela et s’abattit sur la table, fracassant quelques faïences et quelques porcelaines, renversant un pot de cuivre rempli d’un breuvage brûlant qui inonda la table et trempa la nappe. Il se heurta violemment la tête, parut rebondir et tomba lourdement sur le sol où il resta étendu, le corps arqué en arrière, tandis que ses talons martelaient le sol avec des spasmes répétés et convulsifs.

Kyril, figé sur place sous le choc, se pencha soudain par-dessus la table et s’élança pour relever son père, mais Rohana était déjà là, berçant la tête de l’homme inconscient sur ses genoux.

— Laisse-le allongé jusqu’à ce que ce soit fini, dit-elle à voix basse avec colère. Tu en as suffisamment fait pour un seul matin. Va chercher le valet de ton père pour l’aider à se coucher. Tu es satisfait, Kyril ? Tu comprends maintenant pourquoi je t’ai supplié de ne pas le mettre en colère ou de ne pas l’ennuyer ? Crois-tu sincèrement (elle leva ses yeux gris qui lançaient littéralement des flammes de colère et toisa son fils)… qu’il puisse se passer quoi que ce soit… quoi que ce soit sous ce toit, sans que je le sache ou le permette ?

Jaelle eut une boule dans la gorge qui l’empêchait de parler. Ce n’était pas la première attaque d’épilepsie à laquelle elle assistait, mais jamais encore, elle n’avait vu Dom Gabriel en être victime. À présent, tout en regardant Rohana accroupie, qui tenait la tête de son mari, elle comprit parfaitement pourquoi sa tante passait autant de temps – sottement, servilement, avait-elle pensé – à préserver la quiétude et le contentement de Dom Gabriel, prévenant sa fureur, apaisant sa colère. Le fardeau de Rohana était bien plus lourd qu’elle ne le pensait.

Pourrais-je en faire autant pour un homme, même si je l’aimais ? Et Rohana a été donnée à Gabriel par sa famille, alors qu’elle connaissait à peine son nom. Pourtant, tout au long de ces années, elle s’est arrangée pour que fort peu de personnes en dehors de la maisonnée, soient au courant de l’infirmité de son mari ! Elle a dû voir les signes avant-coureurs et s’est efforcée de lui épargner le moindre désagrément…

— Mère, je suis désolé, dit Kyril d’un ton suppliant. Je pensais sincèrement qu’il devait être informé.

Rohana enveloppa son fils d’un regard d’absolu mépris.

— Vraiment, mon fils ? Tu ne peux pas supporter la pensée qu’une femme ne t’obéisse pas comme si tu étais un Dieu ! Et tout à l’heure tu as cru que Jaelle était à ta merci ! Comme tu es mesquin, Kyril ! Alors, pour apaiser ton amour-propre et pour te venger de ta cousine, tu as énervé ton père et provoqué sa crise. Il va être malade pendant plusieurs jours. (Elle écarta d’un geste ses excuses sans l’écouter.) Va chercher son valet, aide-le à emporter ton père jusqu’à son lit et plus un mot ! Tu as insulté nos invités et je ne suis pas prête à te le pardonner de sitôt !

Kyril sortit, l’air maussade, et Jaelle s’approcha de sa parente.

— Rohana, je suis désolée… je ne me suis pas rendu compte…

La noble Comyn soupira et lui sourit.

— Certainement pas, mon enfant. Tu as cru que tu avais affaire à un homme raisonnable. Tu lui as parlé plus gentiment que je ne m’y serais attendue et tu n’as rien dit qui ne soit vrai. Je sais aussi que Kyril t’a provoquée.

Ses yeux se posèrent un instant sur les bras de sa nièce comme si elle pouvait voir ses douloureuses contusions et la jeune femme songea : Est-ce qu’elle déchiffre vraiment mes pensées ?

Lorsque Kyril eut aidé à emporter son père inconscient, Rohana se releva. Elle paraissait fatiguée et brisée.

— Je sais que vous projetez tous trois (son regard enveloppa Peter et Magda également)… de partir aujourd’hui. Ne pouvez-vous attendre un jour de plus ? Aujourd’hui, je dois rester ici pour m’assurer que Gabriel se remet comme il faut. Demain, je pourrai être prête à partir à cheval avec vous pour Thendara.

— Venir avec nous ? Pourquoi ? s’enquit Jaelle.

— Parce que j’ai fait une découverte importante, répondit Rohana en regardant Magda. Je dois parler sans tarder à Lorill Hastur. Il est victime d’une idée fausse qui risque d’avoir les conséquences les plus graves pour nos deux univers s’il ne la rectifie pas au plus tôt. Ainsi donc si vous acceptez ma compagnie sur la route de Thendara, je serai prête à partir avec vous demain matin.

La chaîne brisée
titlepage.xhtml
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-07]La chaine brisee(1976).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html